En droit de la concurrence, et plus largement en économie industrielle, on utilise l’économétrie pour évaluer les préjudices causés par l’existence d’un cartel. En effet, un cartel (entente entre entreprises pour fixer les prix ou se répartir le marché) entraîne généralement une hausse artificielle des prix, causant un surcoût pour les consommateurs ou les clients. Dans un premier temps, des méthodes statistiques simples peuvent établir s’il y a un effet mesurable du cartel sur les prix ou les marges. Par exemple, on peut constater que les prix moyens pendant la période de collusion sont plus élevés qu’en dehors de cette période. Toutefois, il ne suffit pas de constater un écart : dans de nombreuses situations, il est nécessaire d’estimer précisément l’ampleur de la hausse de prix due au cartel, c’est-à-dire de calculer combien les prix ont augmenté par rapport à un scénario sans collusion. Pour ce faire, on doit estimer les prix “contrefactuels” (ou contre-factuels) – c’est-à-dire le niveau qu’auraient pris les prix en l’absence de l’entente.
Déterminer ces prix ou marges contrefactuels fait appel à des méthodes économétriques plus sophistiquées. Il est important de comprendre que toute estimation de ce type dépend fortement des hypothèses formulées sur le fonctionnement du marché sans collusion. Par exemple, suppose-t-on que sans cartel le marché serait parfaitement concurrentiel ? Ou bien qu’il suivrait un modèle oligopolistique particulier (Cournot, Bertrand, etc.) ? Différentes hypothèses peuvent conduire à des résultats très divergents. Pour illustrer, dans l’affaire bien connue du cartel de la lysine, deux économistes, Connor et White, sont parvenus à des estimations de surcoût très différentes en 2001 en raison de méthodologies et d’hypothèses distinctes. Cela souligne l’importance d’appliquer plusieurs approches et de comprendre leurs fondements.
Dans ce tutoriel, nous présentons de manière structurée et accessible les principales méthodes économétriques employées pour évaluer l’effet et le surcoût d’un cartel. Nous commencerons par des outils statistiques de base, puis évoluerons vers des méthodes économétriques plus avancées.
1. Le t Test : détecter une hausse anormale des prix
Le test t de Student est un outil statistique fondamental pour comparer la moyenne d’une variable quantitative entre deux échantillons. Intuitivement, il répond à la question : « La différence observée entre ces deux moyennes est-elle significative ou pourrait-elle être due au hasard ? ». Dans le contexte d’un cartel, on peut l’utiliser pour vérifier si les prix moyens durant la période de collusion sont significativement plus élevés que les prix hors cartel. Par exemple, si l’on dispose des données de prix de ventes de produits avant et pendant l’entente, un test t permettra d’évaluer si l’augmentation moyenne de prix est statistiquement significative (c’est-à-dire trop importante pour s’expliquer par de simples fluctuations aléatoires).
Encadré – “Statistiquement significatif”
Une différence est dite statistiquement significative lorsque l’analyse statistique (ici le test t) indique qu’il est hautement improbable que cette différence soit due au seul hasard. Concrètement, on fixe généralement un seuil (par exemple 5%) en dessous duquel la probabilité que l’écart observé soit accidentel est très faible. Si le test t renvoie une p-valeur inférieure à ce seuil, on conclut que la hausse de prix observée est réelle (significative).
Il existe deux formes principales de test t, selon la nature des données comparées :
Test t pour échantillons indépendants – On l’emploie si les données “avant” et “pendant” proviennent de deux ensembles de ventes différents. Par exemple, on compare le prix moyen de deux échantillons indépendants : des camions vendus avant le cartel et d’autres camions (possiblement différents) vendus pendant le cartel. Ici, chaque observation d’un groupe est indépendante de chaque observation de l’autre groupe. Le test t calculera l’écart des moyennes et le comparera à la variabilité naturelle des prix pour voir s’il est statistiquement significatif.
Test t pour échantillons appariés – On l’utilise si l’on observe les mêmes unités avant et après. Par exemple, imaginons un cas (hypothétique) où l’on aurait le prix d’un même produit ou d’un même contrat juste avant la période de collusion, puis son prix une fois le cartel en place. Ici, les observations vont par paires (chaque produit sert de son propre témoin dans le temps). Le test t apparié tient compte de cette liaison et examine la moyenne des différences pour chaque paire. S’il n’est pas courant de disposer exactement du même bien vendu avant et pendant le cartel, ce type de test pourrait s’appliquer à des indices de prix ou à des séries où chaque entrée correspond à un item suivi dans le temps.
En pratique, le test t est une première étape utile : s’il révèle une hausse significative des prix pendant l’entente, cela corrobore l’existence d’un effet du cartel. Cependant, le test t ne quantifie pas précisément l’ampleur du surcoût ni n’explique d’où il vient. Il se contente de comparer des moyennes brutes. Pour aller plus loin – par exemple isoler l’effet du cartel en contrôlant d’autres facteurs qui influencent le prix – on fait appel à la régression linéaire, ce qui est notre prochaine étape.
2. La régression linéaire : isoler l’effet du cartel sur les prix
La régression linéaire est une méthode puissante qui permet de relier une variable dépendante (ici le prix) à une ou plusieurs variables explicatives (par exemple les caractéristiques du produit, l’état de la demande, les coûts de production, etc.). En contexte d’entente, l’idée centrale est d’introduire une variable explicative spéciale qui indique la présence du cartel – typiquement une variable binaire (un indicateur 0/1, souvent appelée variable muette ou dummy variable en anglais) qui vaut 1 pendant la période de collusion et 0 sinon. Ainsi, la régression va estimer l’effet de cette variable sur le prix, tout en « neutralisant » l’influence des autres facteurs inclus dans le modèle. Le coefficient estimé devant la variable “cartel” mesurera alors l’impact moyen du cartel sur le prix, toutes choses égales par ailleurs.
Encadré – Variable muette
Une variable muette (ou indicatrice) est une variable qui ne prend que deux valeurs, généralement 0 ou 1, pour indiquer l’absence ou la présence d’une caractéristique. Ici, “Cartel = 1” pendant l’entente et “Cartel = 0” hors entente. C’est un truc simple mais très utile en économétrie pour capter l’effet d’un événement ou d’une condition particulière.
2.1. Approche “avant-après” par variable muette (McCrary & Rubinfeld, 2014)
James McCrary et Daniel Rubinfeld ont décrit en 2014 des méthodes pour évaluer les dommages en antitrust, dont l’approche par variable muette. Concrètement, on construit un modèle où le prix est la variable à expliquer, et où l’on inclut plusieurs variables explicatives pertinentes (par ex. les coûts de production, des indicateurs de la demande, des tendances temporelles, etc.), ainsi qu’une variable muette pour la période de collusion. dispose idéalement de données sur une période avant le cartel, pendant le cartel, et après le cartel, de façon à bien identifier les différences. En estimant cette régression sur l’ensemble de ces périodes, le coefficient associé à la variable “cartel” indiquera l’écart de prix imputable au cartel. Autrement dit, si ce coefficient est positif et statistiquement significatif, cela signifie que les prix durant la période du cartel étaient en moyenne plus élevés que ceux qui auraient prévalu en l’absence de collusion, une fois pris en compte les autres facteurs du modèle.
Cette approche “avant-après avec contrôle des facteurs” permet donc de quantifier le surcoût moyen (%) dû au cartel, tout en tenant compte d’autres influences sur les prix. Par exemple, supposons un cartel de producteurs de ciment : on peut modéliser le prix du ciment en fonction du coût de l’énergie, du volume de la demande de construction, de variables saisonnières, etc., et inclure une variable muette pour les années où l’entente était active. Si le coefficient de cette variable muette vaut, disons, +0,15 (soit +15%) et est significatif, on conclura que le cartel a entraîné un surcoût d’environ 15% sur le prix du ciment par rapport au fonctionnement concurrentiel normal.
Variation : la méthode de “prévision” (forecasting)
Une variante, également évoquée par McCrary & Rubinfeld, consiste à estimer d’abord le modèle de prix sur une période de référence sans cartel, puis à l’utiliser pour prédire les prix qu’on aurait observés pendant le cartel en l’absence d’entente. En pratique, on prend par exemple les données avant le cartel (ou après si le marché est redevenu concurrentiel) et on ajuste un modèle économétrique du prix en fonction des déterminants habituels (coûts, demande, etc.). Ensuite, on applique ce modèle aux conditions qui prévalaient durant la période du cartel : on obtient ainsi des prix contrefactuels (théoriques) pour la période de collusion, c’est-à-dire une estimation de ce qu’auraient été les prix sans l’accord illicite. Enfin, on compare ces prix prédits “sans cartel” aux prix effectivement observés “avec cartel” : l’écart mesuré fournit une estimation de l’impact du cartel sur les prix. Par exemple, si le prix réel moyen était de 100 € pendant le cartel et que le modèle prédit qu’en l’absence de collusion il aurait été de 80 €, on en déduit un surcoût de 20 € (soit +25%). L’avantage de cette méthode de prévision est qu’elle s’appuie entièrement sur une période considérée comme concurrentielle pour calibrer le modèle. Cependant, sa fiabilité dépend crucialement de deux conditions : (1) que le modèle économétrique soit bien spécifié et capture correctement la formation des prix en régime concurrentiel, et (2) que les conditions structurelles du marché n’aient pas radicalement changé entre la période de référence et la période du cartel. En effet, si des facteurs externes (nouvelles régulations, entrée ou sortie d’un concurrent, évolution technologique, etc.) ont modifié la dynamique du marché indépendamment du cartel, alors les prix prédits pourraient être inexacts. Il faut idéalement que la période de référence et la période du cartel soient comparables (hors mis la collusion elle-même) pour que la comparaison ait du sens.
Encadré – Prix contrefactuel
On appelle prix contrefactuel le prix hypothétique qui aurait prévalu en l’absence du comportement anticoncurrentiel. C’est une construction théorique – par essence non observée – que l’économètre cherche à estimer indirectement. Tous les calculs de dommages antitrust visent à comparer la réalité observée à ce “monde sans infraction” qu’est le contrefactuel.
2.2. Régression “hédonique” en panel (Laitenberger & Smuda, 2015)
Lorsque l’on dispose de données détaillées, par exemple des prix pour une multitude de produits différents vendus par les entreprises impliquées, une approche plus fine consiste à utiliser une régression hédonique sur données de panel. Hédonique signifie que l’on intègre dans l’analyse les caractéristiques des produits pour expliquer leur prix (très utilisé par exemple pour estimer le prix “ajusté à la qualité”). Laitenberger & Smuda (2015) ont appliqué cette stratégie pour mesurer les surcoûts induits par un cartel, en exploitant un panel de produits sur une longue période couvrant à la fois la phase de collusion et l’après-cartel. Concrètement, on collecte les données de prix pour un panier de produits avant, pendant et après l’entente, en veillant à couvrir suffisamment de temps après la fin du cartel pour obtenir une période “compétitive” de référence. On spécifie alors un modèle économétrique régressant, par exemple, le logarithme du prix (ce qui permet d’interpréter les coefficients comme des pourcentages) en fonction de différentes variables explicatives : des caractéristiques produit (marque, modèle, caractéristiques techniques, format, etc.) ; des indicateurs de coûts (par ex. cours des matières premières, coût de l’énergie) pour tenir compte des fluctuations exogènes des coûts de production ; des variables indicatrices pour chaque distributeur ou point de vente (pour capturer d’éventuelles différences de marge selon les vendeurs)…
Pour bien isoler l’effet du cartel, Laitenberger et Smuda intègrent également des effets fixes (fixed effects) dans leur modèle Un effet fixe est essentiellement une constante spécifique à un certain niveau de regroupement des données, qui permet de contrôler les différences systématiques non observées. Ici, on peut inclure par exemple : un effet fixe par marque (qui capte les différences permanentes de niveau de prix entre les marques, indépendamment du cartel), un effet fixe par distributeur (qui capte les politiques commerciales propres à chaque enseigne), voire des effets fixes temporels (par année ou par mois) pour prendre en compte les tendances macroéconomiques ou saisonnières. Grâce à ces effets fixes, on neutralise les facteurs inobservés susceptibles de biaiser l’estimation – par exemple, si une marque “premium” est toujours plus chère qu’une marque d’entrée de gamme, cet écart fixe sera distingué de l’effet du cartel.
Encadré – Effets fixes et régression de panel
Les effets fixes sont un moyen de contrôler des différences constantes dans le temps au sein des données de panel. Par exemple, un effet fixe par produit permet à chaque produit d’avoir son propre niveau de base, ainsi on ne compare que les variations par rapport à ce niveau. C’est comme si, pour chaque produit, on soustrayait sa moyenne propre, éliminant tout biais dû à des caractéristiques permanentes de ce produit. Les effets fixes sont très utiles pour isoler l’impact d’un événement (ici le cartel) en éliminant le bruit des hétérogénéités non mesurées.
3. La méthode Difference-in-Differences
La méthode des double différences, aussi notée Difference-in-Differences ou DiD, est une approche économétrique dite quasi-expérimentale. Elle est particulièrement indiquée pour estimer l’effet d’une intervention ou d’un événement en comparant deux groupes au cours du temps. Ici, l’“intervention” étudiée est la mise en place (ou la révélation) d’un cartel. L’idée est de mimer un protocole d’expérimentation : on va comparer l’évolution d’une variable (le prix, la marge, etc.) dans un groupe affecté par le traitement (le cartel) à l’évolution de cette même variable dans un groupe témoin non affecté, avant et après l’intervention.
Imaginons un scénario concret : un cartel a artificiellement gonflé les prix d’un produit dans le pays A durant la période 2015-2018. On dispose aussi des données du pays B voisin, très similaire, où aucune collusion n’a eu lieu sur la même période. Ici, le groupe traité est le marché du pays A (touché par le cartel) et le groupe de contrôle est le marché du pays B (resté concurrentiel). On observe les prix moyens dans chaque pays avant la période 2015 (avant que le cartel du pays A ne démarre) et après 2018 (une fois le cartel dissous ou découvert). Bien sûr, même sans cartel, les prix auraient pu évoluer entre 2015 et 2018 en raison de facteurs généraux (inflation, coût des matières premières, etc.) affectant les deux pays. La méthode de la double différence consiste à effectuer la différence des différences :
- Étape 1 : Calculer l’évolution du prix dans le pays A entre “avant cartel” et “après cartel” (par exemple, +20 €).
- Étape 2 : Calculer l’évolution du prix dans le pays B sur la même période (par exemple, +5 € due aux tendances du marché).
- Étape 3 : Calculer la différence de ces évolutions : ( +20 € ) – ( +5 € ) = +15 €. C’est cette double différence qui est attribuée à l’effet du cartel. Autrement dit, on soustrait l’augmentation de prix générale (observée sur le marché de contrôle) de l’augmentation observée sur le marché cartellisé, afin d’isoler l’effet propre de la collusion.
Formellement, on interprète ce changement dans l’écart entre les deux groupes dans le temps comme la mesure de l’impact moyen du cartel. Dans notre exemple, on conclurait que le cartel a provoqué une hausse de 15 € par rapport à la tendance normale du marché. Cette approche a l’élégance d’éliminer les facteurs communs aux deux groupes (les chocs économiques globaux, les variations de coût communes, etc.) en les différenciant. Ce qui reste, c’est l’effet spécifique au groupe traité, donc ici l’effet du cartel sur le prix.
Encadré – Groupes traité vs témoin
Le groupe traité (ou groupe “expérimental”) est celui exposé à l’intervention d’intérêt – ici, le cartel. Le groupe témoin (ou de contrôle) est un groupe comparable qui n’est pas exposé à l’intervention. L’hypothèse clé de la méthode DiD est que, en l’absence du traitement, les deux groupes auraient suivi des trajectoires parallèles au fil du temps. Autrement dit, le biais de sélection est supposé constant dans le temps, de sorte que toute divergence apparue après l’intervention est attribuable à celle-ci.
La mise en œuvre économétrique de la différence-en-différences se fait souvent via une régression linéaire avec variables muettes et terme d’interaction. On crée une variable muette $Traitement_i$ indiquant l’appartenance au groupe traité (1 pour le groupe cartel, 0 pour le groupe contrôle), une variable muette $Après_t$ indiquant la période post-intervention (1 après la mise en place du cartel, 0 avant), et on ajoute un terme d’interaction $Traitement_i \times Après_t$ qui sera égal à 1 uniquement pour le groupe traité après l’intervention. Le modèle peut s’écrire ainsi :
$Prix_{i,t} = \alpha + \beta_1 \times Traitement_i + \beta_2 \times Après_t + \beta_3 \times (Traitement_i \times Après_t) + \gamma X_{i,t} + \epsilon_{i,t}$
Dans cette équation, $\beta_3$ – le coefficient du terme d’interaction – représente l’effet causal du cartel, c’est-à-dire la différence en différence estimée. Les termes $Traitement_i$ et $Après_t$ contrôlent respectivement les écarts constants entre les groupes (différence de niveau de prix entre A et B, par ex.) et les variations temporelles communes à tous (évolution générale des prix dans le temps). On peut aussi inclure d’autres variables de contrôle $X_{i,t}$ si nécessaire. Si $\beta_3$ est statistiquement significatif et positif, on conclut que le cartel a eu un effet positif sur les prix (hausse) et on quantifie cette hausse par la valeur de $\beta_3$. La force de la méthode DiD est de fournir une estimation robuste de l’effet du cartel sous des hypothèses relativement simples. Elle est particulièrement convaincante si l’on a un bon groupe de comparaison. Par exemple, on pourrait appliquer cette méthode en comparant un marché national affecté par un cartel à un autre pays voisin non affecté, ou bien en comparant une gamme de produits cartelisés à une autre gamme similaire non cartelisée, sur la même période. L’important est que le groupe témoin reproduise fidèlement l’évolution qu’aurait eue le groupe traité en l’absence de collusion. En pratique, il faut toujours vérifier la validité de l’hypothèse de tendances parallèles avant l’intervention (les courbes de prix “avant” devraient être à peu près parallèles entre les deux groupes). Si cette hypothèse tient, la différence-en-différences est un outil très puissant pour isoler l’effet d’un cartel et obtenir une mesure de son impact moyenne sur les prix ou les marges.
4. La simulation de fusion appliquée aux cartels (Neurohr, 2018)
Les méthodes précédentes (régression, double différences) sont dites réduites dans le sens où elles ne modélisent pas explicitement le comportement stratégique des firmes. Une approche complémentaire, plus structurelle, consiste à utiliser les outils de la simulation de fusion en les adaptant au cas d’un cartel. L’idée, proposée par l’économiste Neurohr (2018), est de considérer un cartel comme une forme de fusion temporaire entre les entreprises collusives, et d’en simuler les effets sur les prix. En d’autres termes, on utilise un modèle économique de l’offre et de la demande pour recréer un scénario avec collusion, et on compare au scénario concurrentiel afin de mesurer le surcoût.
La méthode peut être résumée en plusieurs étapes clés :
- Etape 1 : On commence par estimer la demande du marché, ce qui permet de quantifier dans quelle mesure les produits des différentes firmes se substituent les uns aux autres. Concrètement, cela signifie estimer soit directement les élasticités-prix (combien la quantité demandée d’un produit baisse quand son prix augmente), soit les taux de diversion entre firmes. Un taux de diversion entre le produit A et le produit B indique la proportion des ventes perdues par A (suite à une hausse de son prix) qui “se reportent” sur B. Par exemple, un taux de diversion de 0,3 de A vers B signifie que si A augmente ses prix et perd des clients, 30% de ces clients perdus iront acheter le produit B à la place. Ces indicateurs reflètent l’intensité de la concurrence entre A et B : plus le taux de diversion est élevé, plus A et B sont des substituts proches (et donc concurrents directs). On peut estimer ces paramètres à l’aide de données historiques de parts de marché, de réactions aux prix, ou via des modèles économétriques (par exemple un modèle logit de choix du consommateur, ou simplement en utilisant des parts de marché avant/après un changement de prix).
- Etape 2 : Parallèlement, il faut évaluer les coûts marginaux des firmes (le coût de produire une unité supplémentaire). Souvent, en l’absence de données directes, on peut approximer les marges à partir des prix et des élasticités estimées sous l’hypothèse que, sans cartel, les firmes fixent leurs prix en maximisant leur profit. Par exemple, dans un modèle de Bertrand différencié, la marge d’une firme en concurrence non collusive est reliée à l’inverse de l’élasticité-prix de la demande qu’elle fait face. Quoi qu’il en soit, disposer d’une estimation des coûts marginaux $c_i$ de chaque firme permet de connaître leurs marges $m_i$ (puisque $m_i = p_i - c_i$). Ces marges et élasticités serviront à calibrer la simulation. Etape 3 : Calcul de la pression à la hausse des prix due au cartel. En analyse de fusion, on utilise le concept de UPP (Upward Pricing Pressure) pour évaluer dans quelle mesure une fusion inciterait les entreprises à augmenter leurs prix. Pour un cartel, Neurohr propose de calculer un UPP de cartel pour chaque firme collusive. L’intuition est la suivante : lorsque des concurrents auparavant indépendants commencent à coordonner leurs actions (comme s’ils ne faisaient plus qu’un, ce qui est l’effet d’une fusion ou d’un cartel), ils “internalisent” une partie de la concurrence. Si la firme A et la firme B se mettent d’accord, A sait que si elle augmente son prix et perd des clients, une partie de ces clients vont chez B – mais comme B est alliée dans le cartel, ce n’est plus une perte du point de vue du groupe collusif. Cela pousse donc A à augmenter davantage son prix que si elle était en concurrence. La Cartel UPP quantifie cet incitatif en combinant les taux de diversion et les marges de la firme (plus la marge de B est élevée et la diversion A→B forte, plus A aura tendance à monter son prix en collusion). Chaque firme membre du cartel a son propre “UPP de cartel” calculé de la sorte.
- Etape 4 : Intégration d’un paramètre de coordination partielle. Tous les cartels ne sont pas parfaitement efficaces ou stables. Neurohr introduit un paramètre $\beta_i$ (entre 0 et 1) pour chaque firme collusive, reflétant le degré de coordination réelle au sein du cartel. $\beta_i = 1$ signifierait que la firme i suit pleinement la stratégie collusive comme si elle était fusionnée (coordination parfaite), alors qu’un $\beta_i$ plus faible traduirait une coordination incomplète (par exemple, méfiance entre les ententeurs, tricheries occasionnelles, etc.). Ce paramètre permet de nuancer l’impact théorique maximal du cartel. Un cartel parfaitement soudé aurait $\beta_i = 1$ pour tous, tandis qu’un cartel bancal aurait des $\beta_i$ plus proches de 0.
- Etape 5 : Simulation de la hausse de prix avec une matrice de transmission (pass-through). On considère ensuite que la Cartel UPP agit sur chaque firme comme une hausse de coût “fictive” équivalente. En effet, dans l’analyse des fusions, on montre qu’on peut assimiler l’effet incitatif d’une fusion à une augmentation virtuelle du coût marginal de chaque firme fusionnée (d’un montant égal à l’UPP) : cela représente le fait qu’après la fusion, l’entreprise supporte moins de pression concurrentielle. De même, pour le cartel on peut voir chaque $UPP_i$ (pondéré par $\beta_i$) comme un choc de coût pour la firme i. Une fois que l’on a ces chocs, on utilise une matrice de pass-through (transmission des coûts aux prix) pour simuler l’impact sur les prix d’équilibre. La matrice de pass-through $P$ est dérivée du modèle d’offre et de demande estimé : elle indique, pour chaque firme, quelle proportion d’une hausse de coût se retrouve en hausse de prix pour elle-même et pour les autres firmes. Par exemple, si les produits sont indépendants, chaque firme ne répercute qu’une fraction de son coût (en raison de l’élasticité de la demande), et n’impacte pas les autres. Si les produits sont substituables, une hausse de coût chez A peut entraîner une hausse de la demande chez B, donc potentiellement B peut aussi ajuster son prix. Sous des hypothèses usuelles (demande linéaire, concurrence à la Cournot ou Bertrand), on peut calculer cette matrice à partir des conditions de premier ordre d’optimalité. En multipliant cette matrice $P$ par le vecteur des chocs de coût (ici les $β_i \times UPP_i$ pour les membres du cartel, et 0 pour les autres), on obtient les variations de prix simulées $\Delta p$ pour toutes les firmes, collusives comme extérieures au cartel.
Que nous apprend cette simulation ? Elle fournit à la fois : (a) la hausse de prix pour les membres du cartel (c’est le surcoût imposé aux clients des entreprises collusives), et (b) l’effet parapluie (umbrella effect) pour les autres firmes non collusives. L’effet parapluie désigne le phénomène par lequel les entreprises extérieures profitent de la hausse générale des prix induite par le cartel : comme la pression concurrentielle baisse, elles peuvent elles aussi augmenter leurs prix (sous le “parapluie” du cartel) et améliorer leurs marges, au détriment des consommateurs. La simulation façon Neurohr quantifie explicitement cet effet sur les outsiders, en plus du surcoût pour les insiders.
Encadré – Taux de diversion, pass-through, effet parapluie
Le taux de diversion entre deux produits/firmes mesure la substitution entre ces produits : il est calculé comme la part des ventes perdues par A suite à une hausse de son prix qui se reportent sur le produit de B. Le pass-through est le degré de répercussion des coûts sur les prix : par exemple un pass-through de 50% signifie qu’une hausse de coût de 1 € entraîne une hausse de prix de 0,50 €. Enfin, l’effet parapluie décrit l’impact indirect d’une entente sur les prix des concurrents non-membres : même ceux qui ne participent pas au cartel peuvent augmenter leurs prix puisque le cartel réduit la pression concurrentielle globale.
Conclusion
L’économétrie de l’antitrust offre un ensemble d’outils variés pour mesurer l’effet d’un cartel sur les prix et quantifier les dommages subis par les victimes. En pratique, l’analyste antitrust combine souvent plusieurs de ces méthodes afin de « croiser les feux » et de renforcer la crédibilité des conclusions. Chaque méthode a ses forces et faiblesses : les méthodes simples sont faciles à comprendre par tous mais peuvent manquer de précision ou ignorer certains facteurs, tandis que les méthodes avancées sont plus précises et complètes mais reposent sur plus d’hypothèses et sont plus ardues à expliquer à un public non spécialiste notamment des juges.